XVII
UNE CIBLE DE CHOIX

Assis à une petite table dans la chambre de poupe, Bolitho avait la plume en l’air au-dessus du rapport qu’il était en train de rédiger. Quelqu’un allait bien le lire un jour, songea-t-il en faisant la grimace, livres de bord et rapports ont l’habitude de survivre à tout…

Il éprouvait l’étrange sentiment de se trouver seul dans une maison abandonnée. On avait porté son mobilier dans les fonds et il n’avait nul besoin de lever les yeux de sa table pour deviner que les servants des neuf-livres partageaient les lieux avec lui. On avait ôté les portières de toile, le bâtiment faisait route une fois de plus à très faible allure vers les côtes danoises, paré au combat de la poupe à la proue.

Contrairement à la flotte conduite par Nelson, l’escadre de Bolitho avait fait route toute la nuit, les quatre vaisseaux de ligne s’étaient répartis en deux lignes de file afin de pouvoir surveiller une zone aussi large que possible.

Marins et fusiliers avaient enchaîné les quarts, arrachant lorsqu’ils le pouvaient quelques heures de sommeil près des pièces, nourris uniquement de rhum et de rations qui dataient. On avait éteint depuis longtemps les feux de la cambuse par mesure de sécurité, car les bâtiments devaient être prêts à engager le combat à n’importe quel moment.

Bolitho relut les quelques lignes qu’il avait écrites à propos de M. l’aspirant George Penels, âgé de douze ans et neuf mois, mort la veille en faisant acte d’un courage désespéré.

A quoi ce garçon avait-il bien pu penser ? A Pascœ, qu’il avait impliqué dans la désertion de Babbage ? A son amiral, qui s’était préoccupé de son sort au point de le confier à Browne quand tout le monde le laissait tomber ?

Il avait soigneusement pesé les termes de son rapport, en espérant que cela pourrait aider la mère du jeune homme lorsqu’elle apprendrait la nouvelle chez elle, en Cornouailles. Bolitho était certain que Herrick ne se permettrait de son côté aucune allusion qui lui donnât du remords après la mort de Babbage.

Allday se dirigea vers un sabord grand ouvert et se pencha pour regarder la mer, une mer froide et rendue grise par les premières lueurs de l’aube. A deux encablures par le travers, le Nicator suivi de l’Odin mettait un peu de vie dans ce paysage sinistre.

— Ça ne va pas tarder, amiral, fit enfin Allday.

Bolitho attendit que Yovell eût terminé de sceller le pli pour répondre.

— Si nous respectons l’horaire prévu, l’attaque débutera dans deux heures.

Il jeta un coup d’œil sur le pont, derrière l’endroit où se trouvait en temps normal la portière de toile, dans la pénombre sous la poupe puis, plus loin, jusqu’à la dunette encombrée de monde.

— Nous pouvons entrer dans la danse n’importe quand – il se leva, fit jouer péniblement sa jambe. Passez-moi donc mon sabre, je vous prie.

Tout était calme à bord. L’excitation qui avait régné lors de la capture de l’Ajax puis de sa terrible fin lorsqu’ils avaient allumé les mèches pour faire sauter sa sainte-barbe avait été assombrie par la perte du bâtiment de Peel. Au total, La Vigie avait repêché dix survivants. En comptant Pascœ et le marin qui souffrait de brûlures, cela faisait au total deux cents marins et fusiliers disparus. Ce prix-là était beaucoup trop lourd.

Bolitho était allé rendre plusieurs fois visite à son neveu au cours de la nuit. Chaque fois il avait trouvé Pascœ qui, les yeux grands ouverts, luttait contre les efforts de Loveys pour l’obliger à se reposer et à reprendre ses forces.

Peut-être revivait-il encore les terribles moments qu’il avait passés dans l’eau, peut-être s’imaginait-il que, s’il s’endormait, il ne se réveillerait plus jamais et ne verrait rétrospectivement sa survie que comme une séquence de cauchemar.

Les descriptions que lui faisait Pascœ, pour brèves qu’elles fussent, faisaient de la tragédie un tableau horrible.

Le plus cruel de l’affaire, c’est que Peel avait été vainqueur. Un dernier effort rageur avait malheureusement amené l’Ajax trop près, si bien que les deux frégates étaient entrées en collision, beaupré contre beaupré. Le mât d’artimon du français s’était abattu en entraînant plusieurs hommes avec lui.

Pascœ se souvenait vaguement d’avoir entendu Peel crier qu’il y avait de la fumée, alors même que les hommes de L’Implacable montaient à l’abordage en poussant des hurlements et attaquaient l’ennemi au corps à corps.

Il se trouvait sur la dunette car le second avait été tué par l’une des toutes premières bordées. L’instant d’après, il s’était senti voler dans les airs avant de retomber tout étourdi dans l’eau.

Pascœ avait commencé à nager vers un canot à la dérive lorsqu’un des mâts de hune de L’Implacable, plongeant comme venu du ciel, telle une lance géante, avait coupé le canot en deux en écrasant au passage quelques-uns des hommes qui luttaient pour leur vie.

La chose à laquelle Pascœ ne parvenait pas à se faire, c’était l’explosion. Elle avait réduit la frégate en miettes, mais il n’avait pourtant rien entendu.

La collision entre les deux vaisseaux avait sans doute fait perdre son équilibre à quelque matelot, dans l’entrepont. Un fanal qui se renverse, un peu de poudre répandue par un mousse qui court pour ravitailler les pièces ou même un morceau de bourre brûlant parti avec un boulet ennemi, les raisons possibles ne manquaient pas pour expliquer la chose.

Bolitho se dirigea lentement à l’abri de la poupe, courbant instinctivement la tête pour éviter les barrots. Des visages se tournaient à son passage, des visages qui, après sept mois, ne lui étaient plus étrangers.

Les silhouettes qui peuplaient la dunette s’animèrent lorsqu’il émergea dans la lumière de l’aube. Il aperçut Herrick, sa limette appuyée contre les filets et qui observait La Vigie, assez loin par bâbord avant.

Soulevée par de longs trains de houle, la mer se soulevait et redescendait doucement, aucune crête ne venait briser la surface ni gêner leur progression. La brume était assez épaisse et l’horizon, loin devant les deux lignes formées par les bâtiments, paraissait vert pâle. Pure illusion d’optique : la bruine était bien réelle, mais cette ligne verte n’était autre que la terre. Le Danemark.

Herrick l’aperçut et le salua.

— Le vent a encore adonné de deux quarts, amiral. C’est plus que je n’espérais. Je vais continuer à ce cap, nord-quart-nordet, jusqu’à ce que je puisse faire un atterrissage convenable.

Mais le vieux Herrick, l’homme si peu sûr de lui, resurgit soudain et il ajouta :

— Avec votre permission, bien sûr.

— C’est parfait Thomas, cela nous arrange bien.

Il s’approcha des filets pour mieux voir ce qui se passait du bord opposé. Le Styx était là, tout seul, aux aguets, prêt à jaillir sous le vent pour les assister si nécessaire.

Le commandant de l’Ajax avait peut-être confondu L’Implacable et le Styx, cela avait pu suffire à le mener au dernier degré de la fureur et de la haine.

L’aspirant Keys, qui assistait Browne, cria soudain, tout excité :

— Signal de La Vigie, amiral : « Deux voiles non identifiées dans le noroît ! »

Les timoniers s’activaient dans une envolée de pavillons et le signal fut répété tout le long de la ligne, jusqu’au Styx.

— Deux voiles ? fit Herrick en se grattant le menton.

— Signal général, ordonna Bolitho : « Préparez-vous au combat ! »

Wolfe eut un petit rire et lui montra le Nicator qui se tenait par le travers.

— Écoutez-les donc, amiral ! Ils sont déjà en train de pousser des vivats !

— Tout le monde a fait l’aperçu, amiral, rapporta Browne.

— Tout va bien à présent ? lui demanda Bolitho en croisant son regard.

— Cela va mieux, répondit l’officier avec un sourire légèrement forcé. Un peu mieux.

— Ohé du pont ! Ennemi en vue ! Deux vaisseaux de ligne ! Wolfe faisait les cent pas, ses grands pieds semblaient éviter comme par miracle les anneaux de pont, les servants accroupis, le tire-bourre ou l’anspect à la main.

— Ce ne sont donc pas des frégates ? Alors, c’est du sérieux ! Herrick se raidit et pointa sa lunette dans la direction du bossoir bâbord :

— Ça y est, je les ai !

Bolitho pointa à son tour son instrument et réussit à distinguer deux grandes pyramides de toile qui émergeaient de la brume. Les deux bâtiments venaient sur lui en route de collision.

Il s’agissait de deux-ponts, pavillon rouge à croix blanche frappé à la corne. Des Danois.

La misaine se gonfla dans une risée, comme si le Benbow remplissait son énorme poitrine pour mieux se propulser sur la mer grisâtre.

— Ils conservent le même cap, Thomas, c’est bizarre. Ils vont se faire déborder.

— Ça nous change un peu, amiral, répondit Herrick en grimaçant. Bolitho songeait à l’homme qu’il avait rencontré là-bas, dans la bibliothèque du palais danois. Que faisait-il à cette heure ? Se souvenait-il encore de leur bref entretien ? D’Inskip qui s’affairait comme une nounou ?

Quelqu’un se mit à pouffer de rire, ce qui était assez insolite sur la dunette où régnait une certaine tension.

Se retournant, Bolitho vit Pascœ qui arrivait de l’arrière. Il était très pâle et essayait visiblement de dissimuler son inquiétude. Il portait un uniforme qu’il avait emprunté et qui était beaucoup trop grand pour lui. Pascœ vint le saluer.

— Je viens prendre les ordres, fit-il d’une voix mal assurée. Herrick le regardait fixement.

— Par Dieu, monsieur Pascœ, mais à quoi songez-vous donc ? Bolitho le coupa :

— Soyez le bienvenu.

Pascœ répondit par un sourire à l’amusement général de l’assistance.

— Cette vareuse appartient à Mr. Oughton, commandant. Elle est un peu trop… comment dire… un peu grande pour moi.

— Si vous vous sentez faible, répondit Bolitho, dites-le tout de suite.

Il comprenait le besoin qu’avait éprouvé Pascœ de monter sur le pont. Après ce qu’il avait enduré à bord de L’Implacable, il ne devait avoir aucune envie de rester dans l’entrepont à ressasser ses souvenirs.

— On m’a dit, pour Penels, amiral, fit simplement Pascœ. Je me sens coupable. Lorsqu’il est venu me voir, la première fois…

Herrick l’interrompit.

— Vous n’auriez rien pu faire pour l’empêcher de faire ce qu’il a fait. S’il y a eu faute, j’en porte moi aussi ma part. Il avait besoin de conseil et je l’ai maudit de sa folie.

— Ohé, du pont !

La vigie hésitait, comme incapable de décrire ce qu’elle voyait.

— Galères en vue ! Entre les deux vaisseaux ! – sa voix baissa d’un ton, comme si l’homme ne parvenait pas à y croire. Il y en a plein, je n’arrive pas à les compter !

Bolitho leva sa lunette, juste à temps pour voir une volée de pavillons qui montaient aux vergues de La Vigie. Il n’avait pas besoin de les décoder. Une véritable flottille de galères se tenait entre les deux bâtiments, les rames montaient et descendaient comme des ailes pourpres, leurs pavillons déployés au-dessus des rameurs et de l’énorme pièce de chasse qu’ils cachaient à la vue.

— Faites charger et mettre en batterie, commandant, ordonna-t-il à Herrick, d’une voix aussi officielle que possible, ce qui fit tomber momentanément la tension. Pour la batterie supérieure, mitraille et boulets ramés !

Il se tourna vers les officiers de fusiliers.

— Major Clinton, vos tireurs d’élite vont avoir de quoi s’occuper.

Les deux officiers saluèrent et se hâtèrent d’aller rejoindre leurs hommes.

— Ils vont essayer de nous séparer, continua Bolitho en réfléchissant à voix haute. Signalez au Styx et à La Vigie de harceler l’ennemi sur son arrière dès le début de rengagement.

Le jeune aspirant qui remplaçait Penels écrivit ce qu’il entendait sur son ardoise puis attendit, la bouche ouverte, comme s’il ne pouvait reprendre sa respiration.

Bolitho le regardait, toujours impassible. Il devinait ce que cette tête cachait de jeunesse, d’espoirs, de confiance.

— Et à présent, monsieur Keys, vous allez hisser le pavillon numéro seize. Vous vous assurerez qu’il reste bien souqué à poste.

Le jeune garçon hocha nerveusement la tête puis courut rejoindre ses timoniers.

Il leur cria :

— Allez, Stewart ! Hissez le signal « Combat rapproché ! ».

A vue, Keys avait environ quatorze ans. S’il survit à cette journée, songea Bolitho, il s’en souviendra pour le restant de ses jours.

 

Lentement, inexorablement, les deux formations se rapprochaient l’une de l’autre. On aurait dit qu’elles s’attiraient, entraînées par quelque force irrésistible, ou encore que les commandants demeuraient aveugles à ce qui se passait et au péril qui les menaçait.

— En ligne de front, amiral ? lui demanda Herrick.

Bolitho ne répondit pas immédiatement. Il portait lentement sa lunette d’un bâtiment à l’autre. Tous avaient mis en batterie et les gueules des canons pointaient comme des dents sombres. L’inclinaison des vergues, la tension des voiles, rien n’avait changé.

Pendant toute la nuit, l’escadre de Bolitho avait suivi le plan soigneusement mis au point. Après être restée bien au large de Copenhague, elle avait légèrement changé de route pour se rapprocher de terre, comme un cheval que l’on tire par son licol. A première vue, ce plan avait fonctionné à la perfection. Les galères étaient là, elles faisaient cap au nord vers Copenhague afin de lui apporter leur précieux soutien dès que l’amiral britannique se mettrait en branle pour attaquer. Bolitho avait le choix : continuer de se rapprocher ou bien les harceler tout du long, jusqu’à leur objectif.

Mais la présence de ces deux bâtiments de second rang l’intriguait. Les gros vaisseaux coopéraient rarement avec des unités rapides mues à la rame. La différence d’échelle de mobilité et de puissance de feu représentait plus une gêne qu’un avantage.

Peut-être les Danois envoyaient-ils tout simplement ces bâtiments en renfort à Copenhague, en utilisant les galères à des fins d’escorte pendant la traversée.

— Non, décida-t-il enfin. Nous allons rester sur deux lignes de file. Les intentions de l’ennemi ne me disent rien de bon. Si nous nous mettons en ligne de front, nous serons plus vulnérables.

Herrick avait l’air étonné.

— Ils ne vont pas oser nous attaquer, amiral ! Je suis sûr que le Benbow arriverait à s’en tirer seul contre deux comme ça !

Bolitho baissa sa lunette, s’essuya l’œil.

— Avez-vous déjà vu des galères à l’œuvre ?

— C’est-à-dire… je n’en ai jamais vu personnellement, mais…

— C’est bien cela, Thomas, fit Bolitho en hochant la tête. Mais.

Il songeait à ce qu’il venait de voir dans le champ réduit de la lunette. Deux, peut-être trois lignes de galères qui avançaient entre les deux gros vaisseaux de guerre. Cette approche glissée avait quelque chose d’exaspérant. Cela avait dû se passer ainsi dans l’antiquité, à Actium ou à Salamine.

— Nous allons faire un tir de réglage, reprit-il. Les quatre premières pièces de la batterie basse. Hausse maximale, Thomas. Nous allons voir si cela les effraie.

Herrick fit signe à un aspirant.

— Mes compliments à Mr. Byrd. Dites-lui d’ouvrir le feu et d’effectuer quatre tirs de réglage. Tir en feu de file pour que je puisse observer le résultat.

L’aspirant disparut dans les fonds, Bolitho imaginait les hommes qui se détournaient de leurs sabords et de leurs trente-deux-livres chargés pour le regarder se diriger vers l’officier chef de batterie. La batterie basse était un endroit épouvantable. Comme les fanaux étaient éteints, une faible lumière perçait autour des canons encadrés dans les sabords. Les sons et les événements ne parvenaient ici qu’étouffés à tous ceux qui servaient là. Le bordé était peint en rouge, avant-goût sinistre de ce qui, au combat, allait camoufler un peu de l’horreur, à défaut d’alléger les souffrances.

Bang. Quelques-uns des hommes présents sur le pont supérieur se levèrent pour acclamer la fumée qui jaillissait d’une pièce sous le gaillard.

— Tout près, commenta Herrick.

Bolitho observa le second boulet qui ricocha avant de s’écraser pile dans la direction du vaisseau qu’ils avaient à main droite.

Grubb grommela d’une voix inquiète :

— Et ils s’approchent toujours, ces salopards !

— Nous poursuivons le tir, amiral ? demanda Herrick qui observait le râteau constitué par les galères et qui allait s’élargissant.

— Non.

Bolitho déplaça sa lunette en direction des galères. Elles étaient encore trop éloignées pour qu’il pût distinguer convenablement les détails, si ce n’est la précision de la cadence, souple, aisée, comme si les rames n’avaient pas besoin de bras humains. Et puis ce canon au-dessus de chaque étrave, horrible comme une défense d’éléphant.

Il sursauta, alors même qu’il avait prévu le coup, lorsque les galères de tête disparurent un instant derrière un rideau de fumée.

Et puis ce fut le bruit, un rugissement discordant, saccadé, menaçant, tandis que les énormes canons reculaient dans leurs flasques.

Pendant les quelques secondes qui suivirent, Bolitho distingua uniquement les cris irrités des mouettes qui étaient revenues se poser sur l’eau après les premiers coups du Benbow.

— Diable, diable ! fit Wolfe en reculant malgré lui lorsque la mer se souleva dans un torrent d’embruns et des nuages de fumée. Avez-vous vu ça, pour l’amour du ciel ?

— C’est un peu trop près pour mon goût, amiral, s’exclama Herrick. Ce doit être des trente-deux-livres, peut-être davantage !

— Amiral, les vaisseaux danois changent de route, annonça Browne.

Bolitho observait le spectacle. On eût dit quelque ballet maladroit. Les deux vaisseaux danois viraient lentement sur bâbord et se présentaient par le flanc, cap en gros au nordet. Devant et derrière eux ou par leur travers, les galères pourpres se séparaient en plusieurs groupes, trois ou quatre par section.

— Réduisez la distance, Thomas. Venez de deux rhumbs, je vous prie.

Puis il se tut et attendit, comptant les secondes. Les Danois reprirent leur tir. Il sentit la coque trembler lorsque quelques coups tombèrent le long du bord en soulevant des geysers d’embruns qui s’élevèrent très haut par-dessus le passavant et atteignirent même la misaine pourtant ferlée serré.

Bolitho se souvint de ce que lui avait dit Allday. L’ennemi concentrait son feu sur le vaisseau amiral.

— Signalez ceci au Nicator, monsieur Browne : « La colonne sous le vent n’engage pas le combat ! »

Il jeta un coup d’œil aux voiles qui claquaient et protestaient devant le changement d’incidence qu’on leur imposait. Le Benbow serrait le vent d’aussi près que ce que pouvait faire Grubb, mais les Danois avaient toujours l’avantage, voiles bien gonflées et parfaitement établies.

Herrick surveillait les galères de pointe qui fonçaient devant le deux-ponts de tête.

— Si nous les laissons faire, ces diables-là vont venir nous attaquer par l’avant !

Bolitho acquiesça.

— Pour l’instant, nous n’y pouvons rien. Si nous abattons pour redevenir manœuvrants, les bâtiments danois vont nous ravager l’arrière. Même à cette portée, cela nous causerait des avaries épouvantables avant que nous puissions en arriver à l’abordage.

Tandis qu’il parlait ainsi, il comprit brusquement le raisonnement froid de l’amiral danois. Comme des requins autour d’une baleine sans défense, les galères pouvaient massacrer le Benbow sans risquer de perdre un seul homme.

Il ordonna d’une voix rauque :

— Dites à La Vigie d’engager le combat.

Herrick se retourna pour observer Wolfe qui envoyait du monde à haler au vent.

« Il a compris », songea amèrement Bolitho. La Vigie était rapide et manœuvrante, mais sa coque trop mince ne lui laissait aucune chance contre une artillerie de ce calibre.

Il vit la corvette envoyer ses cacatois puis s’incliner, sabords sous le vent quasiment dans l’eau. Elle lui rappelait son premier commandement. Celui qui lui avait donné tant d’espérances, qui promettait tant ! Il imaginait Veitch, son commandant, et priait pour qu’il parvînt à user de toute son expérience et à éviter de connaître le sort de L’Implacable.

Les tirs redoublaient d’un peu partout. L’Indomptable cracha sans succès sa première bordée. Une autre formation de galères pourpres passait sur l’arrière de l’escadre, mais avec un peu moins d’enthousiasme que les autres, car La Vigie changeait sa route pour venir sur elles.

La mer s’était couverte d’un nuage de fumée qui dérivait lentement, l’air tremblait sous les sifflements puis les plongeons de boulets qui tombaient presque sans relâche.

Pendant une brève accalmie, Bolitho entendit un bruit plus profond, plus sourd, qui lui sembla se propager dans l’eau et soulever la quille, plus haut que tout ce qu’il avait pu s’imaginer jusqu’ici.

Grubb se déplaça lentement vers le pont.

— On dirait que la flotte attaque, amiral !

Wolfe se retourna, souriant de toutes ses dents.

— Ça va chauffer, monsieur Grubb ! Et je ne suis pas trop heureux d’être dans le rôle de la cible de choix !

La coque trembla violemment, un boulet venait de s’enfoncer dans la carène. Bolitho entendit le bosco qui ralliait à la hâte quelques-uns de ses hommes pour aller porter secours.

— La Vigie est en difficulté, amiral !

Bolitho observait la corvette et il sentit ses sangs se glacer lorsqu’il vit son mât de misaine s’effondrer au milieu de la fumée en entraînant son gréement à l’eau du bord engagé. Les galères se rapprochaient d’elle, leurs pièces tiraient aussi vite qu’elles pouvaient recharger. L’une d’elles, qui s’était montrée trop hardie, se souleva lentement comme une baguette, larguant rames et corps qui s’éjectaient de sa coque brisée, avant de couler par le fond.

Quelqu’un cria :

— Regardez, La Vigie en a mis deux hors de combat !

On entendit des cris, des appels venus d’en bas, un nouveau boulet venait de s’enfoncer dans leur flanc comme un bélier.

Bolitho entendit Wolfe hurler dans son porte-voix :

— Chefs de pièce, sur la crête !

Les servants de la batterie haute attendaient comme des statues allongées, aveugles à ce qui se passait, totalement concentrés sur leur bordée.

— Feu ! cria Wolfe.

Bolitho, les yeux rivés sur le deux-ponts danois de tête, se sentit la bouche toute sèche lorsque la masse de mitraille et de boulets ramés qui arrivait en sifflant balaya le gréement de l’ennemi. Des voiles et des cordages d’abord, puis le grand mât de hune, s’abattirent d’un seul tenant dans une avalanche destructrice. Les boulets ramés, masses de fer en forme de fer de bêche reliées par des anneaux, sont des munitions difficiles à tirer avec précision, mais qui, lorsqu’elles font but, sont capables de réduire instantanément en charpie la toile et le gréement d’un vaisseau.

Les servants, déjà énervés par la tactique et l’agilité supérieures des Danois, se sentirent pris d’un nouvel allant. Ecouvillonnant, criant des mots incompréhensibles dans la fumée, les hommes criaient comme des démons, les bras et les dos ruisselaient de sueur malgré la température glaciale.

— Feu !

Bolitho regagna l’arrière, les yeux toujours fixés sur le vaisseau de tête qui commençait à abattre, toujours plus près des bordées meurtrières lâchées par le Benbow.

Toutes ces semaines et ces mois d’exercice monotones payaient, à présent. Les tirs manquaient rarement leur but, petites gerbes d’eau soulevées çà et là. La plupart des coups, que ce soit mitraille ou boulets ramés, touchaient leur cible. Le petit mât de perroquet tomba à son tour en pivotant comme un homme libéré de ses entraves, essaya de se dégager des haubans qui le retenaient encore, puis plongea par-dessus bord dans une énorme gerbe.

Le Benbow encaissa encore un énorme boulet tiré de quelque part sur l’avant, Bolitho aperçut deux galères qui se dirigeaient sur eux en tirant. Son cœur chavira lorsqu’il entrevit La Vigie derrière le rideau de fumée qui montait en gros tourbillons. N’ayant plus que son mât d’artimon, elle dérivait sans pouvoir rien faire, à la merci des galères qui continuaient à la pilonner. Seules quelques pièces étaient encore en état de tirer.

— Essayez de neutraliser ces galères avec les pièces de chasse !

Bolitho sentait la rage l’envahir. Ce n’était pas désespoir ou frustration, non, c’était quelque chose de plus terrible. Une rage froide qui lui tordait les tripes comme dans un étau au spectacle de ces vaisseaux rangés en bataille tout autour de lui.

Et soudain, tout devint lumineux dans son esprit. Il comprit les efforts de Damerum pour les mettre, lui et son escadre, à cet endroit précis. Des efforts qui suivaient sa tentative de faire assassiner Pascœ par un duelliste à gages. Et puis maintenant, ceci. La perspective de la défaite agissait sur lui comme un éperon plutôt que le contraire.

— Signalez au Nicator d’engager immédiatement le second vaisseau ! – il sentit une volée de métal passer au-dessus de sa tête avant de s’écraser sur la poupe. Le Styx viendra en soutien du Nicator et de l’Odin.

Il fit demi-tour pour essayer de retrouver les galères les plus proches, tandis que le deux-ponts danois continuait de dériver sous le vent pour tomber sous le feu de L’Indomptable qui suivait imperturbablement son navire amiral.

— Pleine bordée, Thomas ! Nous allons obliquer sur tribord et engager des deux bords à la fois.

Il attendit que le Nicator puis l’Odin eussent fait l’aperçu puis ajouta :

— Venez cap nordet !

Les hommes couraient d’un bord à l’autre, les deux batteries se préparaient à tirer.

— Il va falloir faire vite, cria Bolitho, sans quoi les deux galères vont nous dépasser avant que nous ayons eu le temps de leur régler leur compte !

Tombant comme il le faisait sous le vent et s’éloignant ainsi du dernier des deux-ponts danois, le Benbow pouvait donner l’impression d’esquiver le combat. En donnant à Keen et à Inch l’ordre d’attaquer le reste de la formation ennemie, Bolitho savait qu’il était peut-être en train de les sacrifier et leurs hommes avec eux.

Il lui fallait pourtant frapper les galères et leur rabattre le caquet. Sans cela, son escadre allait se faire déborder. Il n’y avait pas à craindre le moindre blâme de Damerurn, puisque l’escadre côtière aurait rempli son rôle, fût-ce au prix de sa propre destruction. Nelson était aux portes de Copenhague, ni les galères ni quoi que ce fût n’y pouvaient rien changer.

Bolitho aperçut Pascœ qui marchait entre les pièces. Il avait perdu sa coiffure d’emprunt, une mèche de cheveux bruns lui balayait la figure. Il était en train de parler avec quelques marins. Il se dit que Pascœ devait ressentir plus violemment le choc qu’il avait vécu. Il avait beau être à l’autre bout du pont, il voyait bien à quel point il était anormalement tendu.

Il entendit Herrick expliquer à Wolfe et à Grubb ce qu’il souhaitait exactement. Il voyait des hommes aux bras, les yeux levés vers les voiles, dont la plupart étaient constellées de trous.

— Parés sur la dunette !

Les boulets continuaient à frapper la coque, mais, effet de la tension ambiante, personne ne criait plus.

Les servants se tenaient aux palans, les chefs de pièce vérifiaient leur ligne de visée, les yeux rivés sur leurs objectifs.

— Envoyez ! La barre dessous ! Allez, les bras sous le vent ! Vivement, les gars !

Bolitho sentit le pont s’incliner, aperçut une baille non saisie qui répandait son eau sur le pont. Une fois encore, le Benbow obéissait à ses maîtres.

 

— Les galères reprennent leur formation, amiral !

C’était Browne qui surgissait de la fumée alors que les pièces de la batterie haute reculaient une fois de mieux.

Bolitho gagna les filets. Les silhouettes du Nicator et de l’Odin se confondaient, les deux vaisseaux se rapprochaient du danois. Les galères s’aggloméraient autour d’eux, les rames montaient et redescendaient avec une précision parfaite, leurs capitaines les menaient comme si elles ne faisaient qu’un avec leurs pièces.

L'Odin crachait la fumée par la poupe et le flanc, mais le Nicator de Keen continuait de tirer à bout portant sur son adversaire, si bien qu’une pleine bordée vint s’écraser sur le danois et on eut l’impression qu’il venait de se faire submerger par une montagne d’eau salée.

Le changement de route du Benbow ne l’avait pas seulement éloigné de l’escadre, il l’avait aussi isolé au milieu des galères. Ses premières bordées alors qu’il était encore en giration avaient pris les galères totalement par surprise, sept d’entre elles avaient été coulées ou détruites sans se rendre compte de ce qui leur arrivait. Des silhouettes flottaient au milieu des morceaux de bois et des espars brisés, Bolitho devina qu’il devait y avoir parmi ces cadavres quelques survivants de La Vigie qui avaient disparu sans personne pour assister à leurs derniers moments.

Bolitho laissa ses yeux errer sur le pont supérieur, où les marins et les fusiliers avaient sans désemparer, travaillé, déblayé les débris, tiré les blessés à l’abri, depuis le tout premier coup de canon. La coque encaissait toujours, boulet après boulet et, en dépit du vacarme, il parvenait à distinguer de temps en temps le claquement des pompes.

— Signal de l’Odin, amiral : « Je demande assistance ! »

— Thomas, Inch va devoir attendre, répondit Bolitho en se tournant vers Herrick.

Un homme tomba en donnant de grandes ruades, il baignait déjà dans son sang, touché par un morceau de métal.

Quelqu’un trouva assez de force pour pousser des cris de joie lorsqu’une autre galère chavira, littéralement étripée par les boulets et la mitraille.

L’Indomptable, qui s’éloignait de plus en plus sur l’arrière du vaisseau amiral, devait repousser des attaques simultanées sur son arrière et sur son flanc. Les énormes boulets venaient s’écraser sur sa poupe et sur le gaillard, désemparant les affûts et obligeant les servants à se baisser pour tenter de se protéger.

Herrick, tête nue, un pistolet à la main, essayait de distinguer ce qui se passait malgré la fumée. Il cria :

— En voilà deux autres qui arrivent sur notre arrière !

On entendit un grand choc et Grubb cria de sa voix enrouée :

— L’appareil à gouverner est désemparé, monsieur !

Une grande ombre passa au-dessus d’eux, Bolitho sentit que quelqu’un le tirait violemment sur le côté et le mât de perruche tomba par bâbord dans un bruit de tonnerre, entraînant avec lui ses espars et des manœuvres qui passèrent en sifflant.

On avait l’impression de se retrouver tout nu. Les pièces continuaient de tirer, de reculer comme devant, mais le Benbow ne gouvernait plus et il était impossible de pointer convenablement. Des hommes se retrouvaient enfouis sous un amoncellement de glènes de manœuvres et de poulies tombées des hauts, d’autres marchaient à quatre pattes comme des chiens fous de terreur. Il y avait beaucoup de morts, dont le lieutenant Marston, fusilier, réduit à l’état de bouillie sanglante, la poitrine et l’abdomen écrasés par un canon renversé.

Swale, le bosco, était déjà arrivé sur les lieux avec son équipe, les haches brillaient, les hommes étaient plus anxieux de libérer le bâtiment de ce fouillis qui faisait ancre flottante que de secourir leurs camarades.

Herrick aida Bolitho à se remettre debout. Il avait l’œil hagard et cria à son second :

— Envoyez un officier marinier en bas, monsieur Wolfe. Dites-lui de gréer un palan de secours sur l’appareil !

Bolitho remercia d’un signe Allday qui l’avait sauvé de la chute du mât.

A la tête de quelques fusiliers, le major Clinton courut à l’arrière pour renforcer ses hommes. Quatre à cinq galères se rapprochaient de la poupe du Benbow laissée sans défense. Le pont tremblait en cadence, les boulets continuaient de démolir le tableau et la galerie de poupe. Face à ce déluge, les mousquets de Clinton semblaient ridicules et impuissants.

De la grand-hune un pierrier tirait à mitraille, Bolitho comprit que le premier vaisseau danois, qui avait été totalement désemparé par les bordées du Benbow, avait commencé à dériver sur eux et ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de yards. Ils échangeaient des tirs à l’avant et à l’arrière par-dessus le mince intervalle d’eau qui les séparait, les tireurs d’élite essayant d’atteindre les officiers pour ajouter à la confusion.

L’aspirant Keys vacilla, commença à tomber, mais Allday le rattrapa avant qu’il eût touché le pont. Il essaya de se tourner vers Bolitho, son regard devint vitreux et il réussit à murmurer :

— Numéro… seize… à bloc… amiral !

Puis il rendit l’âme.

Bolitho leva les yeux sans rien voir, un autre aspirant escaladait déjà le grand mât, remorquant une nouvelle marque qui traînait derrière lui comme une grande bannière.

Wolfe fit un saut de côté, les derniers éléments du gréement d’artimon enfin coupés traversèrent le pont avant de passer par-dessus bord. Mais il fit demi-tour en entendant le major Clinton qui criait :

— Ils montent à l’abordage, monsieur !

Herrick se mit à agiter son pistolet ; mais Bolitho cria à son tour :

— Sauvez le bâtiment, Thomas !

Puis il fit signe aux servants de le suivre de l’autre bord :

— Ceux du Benbow, avec moi !

Hurlant comme des déments, les hommes se précipitèrent dans l’échelle qui avait été à moitié réduite en miettes. On entendait le choc de l’acier, lame contre lame, les hommes titubaient dans la fumée, haches et coutelas parsemaient le pont et les membrures de taches de sang.

Un coup de pistolet claqua, Bolitho aperçut à travers les fenêtres de poupe ou ce qu’il en restait des hommes qui des galères sautaient à bord et essayaient de se frayer un chemin. Nombreux furent ceux qui tombèrent sous les balles des mousquets de Clinton, mais d’autres arrivaient toujours plus nombreux, criant, jurant en se jetant au corps à corps sur les marins du Benbow. En dépit de la sauvagerie de la lutte, ils savaient pertinemment que leur seule chance de rester en vie était de l’emporter.

Le lieutenant de vaisseau Oughton pointa son pistolet sur un officier danois, pressa la détente et resta là, bouche bée d’horreur, en constatant qu’il avait fait long feu.

L’officier danois para le coutelas qui arrivait sur lui et plongea sa lame dans le ventre d’Oughton, recommença, sans même lui laisser le temps de pousser un cri.

Comme Oughton tombait, l’officier danois aperçut Bolitho. Ses yeux s’agrandirent lorsqu’il comprit brusquement qu’il avait affaire à un officier de rang important.

Bolitho sentit la lame de l’officier heurter la sienne, la détermination première de l’homme se transforma en désespoir lorsqu’ils se retrouvèrent gardes bloquées l’une contre l’autre et que Bolitho exerça la torsion de poignet qu’il avait si souvent pratiquée.

Mais, alors qu’il prenait appui sur sa jambe blessée, il eut l’impression que le membre lui faisait défaut. La douleur lui arracha un cri, il perdit l’avantage et tomba contre les hommes qui se pressaient derrière lui.

Il vit le grand coutelas d’Allday passer devant ses yeux, l’arme s’enfonça dans le front de l’officier comme une hache entre dans une bille de bois. Allday arracha la lame, frappa une seconde fois l’homme qui tentait de s’échapper. Il poussa un grand cri puis disparut instantanément sous les pieds des combattants qui continuaient à se battre et à crier pour reprendre le terrain perdu.

Tout lut bientôt terminé : les agresseurs survivants couraient jusqu’à la poupe démantelée pour essayer de regagner leur galère ou se jetaient à l’eau pour tenter d’échapper aux coutelas rougis de sang ou aux piques.

Wolfe apparut, le visage de marbre. Il regardait, l’œil fixe, les cadavres, les ruisseaux de sang.

— Nous sommes presque bord à bord avec l’ennemi, amiral !

Il aperçut une main qui sortait de l’ombre pour tenter de s’emparer d’un pistolet tombé là. Un pied s’appliqua aussitôt sur le poignet de l’homme et Wolfe, l’air dédaigneux, lui donna un grand coup de sabre. Le cri de l’homme s’éteignit aussitôt.

— Laissez quelques hommes sur place, fit Bolitho dans un hoquet.

Il entendit Allday qui arrivait en courant par l’échelle pour le rejoindre. Les servants des pièces d’avant disparaissaient déjà dans la nuit, le bâtiment ennemi à la dérive tramait paresseusement le long du bord. Ils continuaient pourtant à tirer, pestant, jurant, ne voyant rien d’autre que la coque trouée qui se trouvait devant les gueules de leurs pièces. Les affûts étaient entourés de morts et de mourants. Rendus sourds et à moitié aveugles, le cœur au bord des lèvres au spectacle du massacre, certains n’avaient même pas dû se rendre compte de la tentative d’abordage qui venait de se dérouler à l’arrière.

Bolitho traversa la dunette percée de trous, les yeux fixés sur leur adversaire. Des hommes tiraient, qui au mousquet, qui aux pierriers ou au pistolet, tandis que d’autres, devenus à moitié fous, restaient là à brandir leurs piques en direction des Danois.

Herrick cachait une main dans son manteau, il avait du sang sur le poignet.

Browne, agenouillé, bandait l’enseigne de vaisseau par intérim Aggett, qui avait eu la jambe ouverte par un éclis de bois.

— A repousser l’abordage !

Avec un énorme froissement, les deux coques se heurtèrent dans une étreinte sauvage. Les vergues et les manœuvres s’emmêlaient, les gueules des canons se chevauchaient et les deux bâtiments enlacés continuèrent de dériver ensemble dans le lit du vent.

Les fusiliers dans leurs tuniques écarlates se ruèrent en avant, les baïonnettes fouillaient et piquaient à travers les filets alors que les premiers Danois essayaient de se frayer leur chemin.

Des hommes tombaient en hurlant entre les deux coques, défenses humaines écrasées entre les navires qui roulaient sur la houle. D’autres essayaient de fuir, repoussés par leurs compagnons ou atteints dans le dos sur la voie du salut.

Une pique lancée entre les filets manqua de peu la poitrine d’Allday. Browne la dévia, fendit la tête de l’agresseur avant de se débarrasser définitivement de lui d’une bourrade.

Isolés comme des défenseurs au sommet d’un rocher, Grubb et ses timoniers, qui s’étaient regroupés autour de la barre désormais inutile, tiraient à coup de pistolet sur les silhouettes que l’on apercevait sur la poupe et le passavant de l’ennemi, tandis que leurs compagnons blessés rechargeaient pour eux aussi vite qu’ils pouvaient.

Pascœ arriva en courant avec les servants des caronades, son sabre brillait d’une lueur sinistre dans la fumée.

Il s’arrêta brutalement en manquant de glisser, ses pieds et ses jambes couverts de sang, et cria :

— Amiral ! L’Indomptable fait des signaux !

Herrick poussa un juron et tira un dernier coup de pistolet dans le crâne d’un homme qu’il venait d’apercevoir sous les filets.

— Des signaux ? Mais bon sang, on n’a pas le temps pour ça !

Browne s’essuya la bouche et laissa retomber son sabre. Il lâcha d’une voix enrouée :

— L’Indomptable répète un signal de la flotte : « Rompez le combat ! » numéro 39, commandant !

Bolitho se retourna. La coque de L’Indomptable était dévastée, les haubans pendaient de partout. On apercevait plus loin dans la fumée une frégate appartenant à la flotte de Nelson, silhouette inattendue au mât de laquelle flottait un pavillon.

— Cessez le feu !

Wolfe pointa son sabre en direction du vaisseau toujours bord à bord. L’un après l’autre, les marins danois jetèrent leurs armes et restèrent là, comme tétanisés. Ils savaient désormais que, pour eux, tout était fini.

— Occupez-vous de notre prise, monsieur Wolfe !

Il se retourna pour observer les bâtiments et les galères dont les silhouettes s’estompaient dans la fumée, tandis qu’ils essayaient d’aller trouver refuge au port.

La mer était jonchée d’épaves et de bouts de bois de toutes sortes. Des hommes, amis ou ennemis, peu leur importait, s’étaient regroupés pour se porter assistance en attendant les secours. Ils étaient trop abattus pour se préoccuper de savoir qui avait gagné ou perdu. Il y avait également de nombreux cadavres, trop de cadavres. L’Odin d’Inch, lourdement enfoncé dans l’eau, menaçait de chavirer d’un moment à l’autre.

Seul le Styx paraissait intact, la distance dissimulait ses blessures et ses cicatrices. Il était en train de réduire la toile afin de commencer les recherches au milieu des débris laissés par la bataille.

Bolitho passa le bras autour des épaules de son neveu et lui demanda :

— Alors, Adam, toujours partant pour une frégate ?

Mais il n’entendit pas la réponse qui se perdit dans les clameurs qui montaient. Des vivats éclataient, passaient de navire en navire. Les blessés eux-mêmes mêlaient leurs cris à la liesse générale, rendant grâce d’être toujours en vie, d’en avoir réchappé une fois de plus ou pour la première fois.

Herrick prit son chapeau, le remit en forme en le tapant un grand coup sur son genou, puis se recoiffa tranquillement.

— Le Benbow est un bon bâtiment, je suis fier de lui !

Bolitho fit un sourire à son ami, il compatissait à la fatigue et à la souffrance que lui causait la vue de tous ces visages grimaçants et noirs de fumée.

— Souvenez-vous de ce que vous disiez, Thomas. Les hommes, pas les navires. Vous vous rappelez ?

Grubb se moucha un grand coup.

— La barre répond, commandant !

Bolitho se tourna vers Browne. Le coup était passé tout près. Encore maintenant, il ne savait pas comment les choses auraient tourné si la frégate n’était pas arrivée. Peut-être Anglais et Danois étaient-ils des adversaires assez similaires. Dans ce cas, il n’y aurait plus eu âme qui vive à la tombée de la nuit.

— J’envoie un signal, amiral ? lui demanda Browne, la voix rauque.

— Oui, signal général : « Prendre la formation en ligne de file devant et derrière l’amiral à votre convenance ! »

Le signal de combat rapproché descendit de la vergue. Lorsqu’il fut affalé et décroché de sa drisse, Allday le prit pour en recouvrir le visage du jeune aspirant qui venait de mourir. Bolitho le regarda faire, puis dit doucement :

— Herrick, nous allons rejoindre la flotte.

Ils se regardèrent. Bolitho, Herrick, Pascœ et Allday. Chacun d’eux avait eu quelque chose pour le soutenir pendant la bataille. A présent, ils avaient tous de quoi espérer pour l’avenir.

Même si l’escadre, meurtrie et ensanglantée, avait devant elle un horizon pur et dégagé, il y avait beaucoup à faire : reprendre contact avec les amis, immerger les morts, remettre les navires en état pour la traversée de retour.

Mais, dans ces moments si précieux où l’on sort de l’enfer, un peu d’espoir suffit amplement.

 

Cap sur la Baltique
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